Empêchons l’assassinat de la culture palestinienne

30 jan 2024

« À travers les activités artistiques et les institutions culturelles, l’existence même du peuple est visée. » Après le saccage du célèbre « Théâtre de la Liberté » le 13 décembre dernier par l’armée israélienne, un ensemble d'artistes et de personnalités dénonce cette stratégie d'effacement. « Massacrer l’enfance et la jeunesse, détruire les installations éducatives, abattre les porteurs de sa culture, c’est assassiner un peuple. »

Le « Théâtre de la Liberté » avait joué sans interruption et enseigné l’art dramatique dans les territoires occupés, en surmontant tous les obstacles et rayonnant partout dans le monde depuis sa fondation en 2006 au milieu du camp de réfugiés de Jénine par l’artiste israélo-palestinien Juliano Mer Khamis, assassiné en 2011.

Le 13 décembre dernier ses locaux ont été saccagés par l'armée, ses animateurs battus et incarcérés. À ce jour, le directeur général du théâtre Mustafa Sheta et son président Bilal Al-Saadi, sont toujours détenus sans motif.

Plus qu’un symbole, c’est une stratégie. À travers les activités artistiques et les institutions culturelles, l’existence même du peuple est visée.

Qu’est-ce qui fait qu’un peuple est un peuple ? demandait Jean-Jacques Rousseau dans un passage fameux du Contrat Social (1762). Cette question nous hante alors que nous assistons, horrifiés, à la destruction du peuple de Palestine écrasé sous les tonnes de bombes à Gaza, tiré à vue, battu, emprisonné en Cisjordanie par des colons et des soldats racistes à qui on a donné carte blanche, humilié et discriminé en Israël par des lois de ségrégation ethnico-religieuse…

Que fait donc le monde ?

À part l’Afrique du Sud qui vient de sauver l'honneur à La Haye et le Secrétaire Général des Nations-Unies qui crie dans le désert, les associations qui dénoncent la catastrophe humanitaire et tentent de faire passer un peu d’eau, de vivres et de médicaments, le monde attend, il justifie, il regarde ou il prête main forte, exerçant son veto par ci, livrant des munitions par là.

L’histoire jugera.

Un peuple, outre son nom, ce sont des hommes et des femmes de chair et d’os, des familles avec leurs vergers et leurs maisons, des enfants qui jouent et qui étudient, des ouvriers, des paysans, des travailleurs sociaux et des intellectuels, des soignants et des artistes. Mais c’est aussi une culture active, enrichie d’expériences heureuses ou malheureuses, transmise de génération en génération, qui fait l’idée qu’il a de lui-même et son unité sous l’oppression.

Et ce sont toutes les institutions qui font vivre cette culture : écoles, universités, théâtres, journaux, associations, lieux de culte ou de sociabilité. C’est tout cela qu’Israël, lancé par ses dirigeants dans une guerre d’extermination et de vengeance qui n’observe aucune limite et ne respecte plus aucune loi, a entrepris de détruire.

Au-delà de la « seconde Naqba » déjà programmée par de hauts responsables civils et militaires, il faut que, cette fois et pour de bon, le peuple palestinien soit décimé, décomposé, exclu de sa propre terre, de sa propre histoire. Que ses capacités de résistance soient anéanties.

Il n’est pas sûr que, malgré sa violence et son surarmement, le colonialisme israélien ainsi déchaîné parvienne à ses fins, tant les Palestiniens ont historiquement fait la preuve de leur solidarité et de leur volonté de survivre en tant, précisément, que peuple.

Mais les ravages causés par cette guerre d’extermination du fort contre le faible, déjà effroyables, deviendront irréparables si rien n’est fait pour les arrêter. Il faudra des décennies pour les compenser, ne serait-ce qu’en partie. Et le traumatisme qu’ils sont en train de causer ne s’effacera plus jamais. Il portera de nouvelles violences.

Car Israël a parfaitement compris, et de longue date, que son projet d’expropriation exigeait non seulement de tuer et de réprimer, mais de démanteler et d’effacer du paysage toutes les institutions qui confèrent au peuple palestinien sa propre identité et permettent de la préserver.

Il y a une cohérence sinistre entre le fait que, comme à Gaza, les enfants soient massacrés par milliers, ou, comme en Cisjordanie, les adolescents ciblés par les tueurs et emprisonnés au moindre geste (voire sans aucun geste), et le fait que la dernière université de la bande côtière, dite islamique et reconnue pour la qualité de ses enseignants et de ses chercheurs, soit rasée au sol. Ou que les tirs de missiles guidés par Intelligence Artificielle aient déjà éliminé par prédilection des dizaines de journalistes et d’écrivain.es (comme le poète Nour el-Din Haggag, dont on aura pu lire la déchirante Lettre d'adieu au monde). Ou que sous des prétextes juridiques fabriqués en vue de l’extension des colonies, les écoles de Palestine occupée soient détruites au bulldozer à peine sorties de terre, comme hier à Musafer Yatta (Hébron) et à Jib Al-Theeb (Bethleem) malencontreusement située en « zone de tir ». Et ainsi de suite.

Massacrer l’enfance et la jeunesse, détruire les installations éducatives, abattre les artisans de sa culture, c’est assassiner un peuple. C’est le crime contre l’humanité par excellence, que nous, les « civilisés », nous étions engagés solennellement à prévenir et à réprimer.

C’est à quoi nous assistons depuis des décennies en Palestine, et qui sous nos yeux, vient de s’accélérer dramatiquement.

Les Palestiniens appellent à l’aide, avec fierté, avec désespoir, avec colère.

Nous sommes comptables devant eux et devant le monde de nos actions et de notre inaction. Nos dirigeants, qui ne voient jamais qu’un seul côté des violences commises, et ne cessent d’osciller honteusement entre le soutien aux assassins et des remontrances humanitaires purement symboliques, doivent impérativement revenir aux exigences du droit international.

Ils doivent agir et s’exprimer pour que, au moins, le crime soit nommé et condamné. Eux aussi seront comptables.

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